Réveiller les rêves

Les rêves nous laissent souvent des bribes d'images et de sentiments. Une silhouette extraordinaire, une ambiance qui fait trembler le cœur, une tour à l'architecture délirante qui fascine et questionne. Que faire des ces symboles mal définis, mais qui nous obsèdent ? Les écrire, c'est toujours les trahir, omettre une part de leur magie vibrante. En faire un storyboard ou un scénario aussi exhaustif que possible, c'est nécessairement occulter leur puissance lacunaire, l'évanescence fantastique qui les distingue des papillons à capturer dans un filet. Dans Dreamosaic, j’ai décidé de les esquisser, de les collectionner et de les écrire.

Explorateur des liens entre logique affectivité, le philosophe Stéphane Lupasco (1900-1988) dit que nous rêvons pour désagréger la conscience de l'état de veille. Le rêve peut être conçu comme une insurrection contre cette conscience et, partant, contre la mémoire : « une insurrection mnésique » (Du rêve, de la mathématique et de la mort, 1971). Esquisser un rêve, c'est justement respecter sa nature insurrectionnelle. N'en retenir qu'un élément marquant, précieux indice prouvant qu'il y a bien eu « agression » contre l'ordinaire. Cet indice est une clé qui ouvre sur le sens sans pour autant nous autoriser à le déduire intégralement, car le sens est justement ce qui a été détruit. Un élément du rêve : un indice en forme d'énigme, un frisson de signification. L'image la plus marquante – celle qui reste au réveil et hante, interroge ou dérange – est ainsi capturée par le rêveur-dessinateur. Mais loin d'être prise en otage, et bien qu'épinglée par ses soins, elle fait briller le reste du récit onirique par son absence : c'est parce que le tout du rêve est balayé par son image centrale que le rêve reste libre de toujours pouvoir devenir autre que ce qu'il était – et était-il seulement autre chose que ce devenir même ? Dans quel univers « logobiotique » (symbolico-narratif) gambade cette licorne irradiante et vectorielle ? Quels dangers ce phare éclaire-t-il ? De quelle planète provient ce reptile extraterrestre ? Quel monstre soutenaient jadis ces ossements encore en mouvement ? Quel chant adresse ce lion-poète à la lune ? Quelle est la mission de ce robot cyclopéen ? De quelle civilisation antique surgit ce centaure qui se cabre vers le soleil ? De quelle sensualité est capable cette femme à la sophistication clignotante ? Les plongeoirs oniriques de Dreamosaic s'offrent aux spectateurs pour qu'ils plongent dans leur propre imaginaire à partir d'un matériau à la fois universel et intime. Les mille éclats de songes de ma collection Dreamosaic transforment la contemplation d'un lambeau de rêve en un acte de création qui se fantasme re-création, bien que le continuum subjectif ait été rompu. Un rêve reste, sous forme d'une « onirographie » fixe et partielle ; mais il se poursuit à travers d'autres logobiotes, d'autres mythologies charnelles, d'autres vécus. Les rêveurs éveillés inventent la richesse perdue d'un rêve envolé dont il ne me reste qu'une trace, trace que prolongent des mots écrits dans un alphabet indéchiffrable, mais qui attestent néanmoins que du sens a bel et bien eu lieu, et pris corps, avant de s'évanouir à tout jamais.

Mon ami le psychologue Michel Lobrot (1924-2019) me répétait que ce qui ne ment jamais dans le rêve, ce sont les sentiments réellement éprouvés. Cet appel du sens par les émotions est la vocation irrésistible du rêve. Dans mon travail intellectuel, j’ai à cœur d'en mettre à jour les secrets mécanismes. Philosophie. Dans ma musique, je la mets en danse, en rythmes et en vertiges. Harmonie. Avec Dreamosaic, je « photographie » l'élément séminal d'un de mes rêves et invite des témoins à en faire l'expérience et à s'y engouffrer. Pour s'y perdre, pour s'y retrouver, pour nous déchiffrer. Onirographie. N'y a-t-il pas plus féérique et miraculeux que la tentative hybride de fabriquer un rêve commun ?

Vincent Cespedes