Au cœur des mutations vivantes

Je ne répète pas parce que je refoule. Je refoule parce que je répète, j’oublie parce que je répète. Je refoule parce que, d’abord, je ne peux vivre certaines choses ou certaines expériences que sur le mode de la répétition.

Gilles Deleuze, Différence et répétition (1968)

Petit, dès l’âge de cinq ou six ans, je collectionnais les pierres brillantes. Améthyste, roses des sable, agathe, lapis-lazuli, œil-de-tigre, pyrite, obsidienne, quartz rose… Je me laissais enivrer par leurs formes, leurs couleurs, leurs éclats, et leurs noms aux consonances magiques, pareils aux poudres multicolores de mes coffrets d’apprenti-chimiste, que j’aimais tant. Mon père, Alain, en raffolait aussi. Il en faisait des talismans d’inspiration pour peindre, voyant dans le moindre fossile une mélancolie impossible, dans la moindre meulière des visages craquelés par le temps, dans le moindre galet aux notes translucides la promesse d’une mini-grotte féérique – si l’on ose le casser. Mon grand-père maternel, Étienne (István Rado, de son vrai nom hongrois) les collectionnait également. Mais sous verre, bien rangées, avec leurs étiquettes, conformément à son génie comptable. Elles étaient pour papa des poèmes vivants, entre tableaux sauvages et coquillages, et pour papi, des reliques, des sagesses, des memento fossili.

Mais, pour moi, que représentaient-elles ? Derrière la jubilation éprouvée à contempler leurs charges poétiques, certainement l’assurance d’être aimé par les deux hommes de ma vie. Deux générations différentes, deux branches d’arbres plantés à Debrecen et à Oran, pour un tout petit fruit.

Oui, mon rapport aux pierres était identitaire. Elle me définissaient, me faisaient toucher terre. Pourtant, ce ne fut pas d’abord avec elles que j’eus mon premier choc d’éblouissement et de vertiges, mais une ou deux années avant leur apparition sur les étagères de ma chambre, au-dessus des Lego que je brassais seuls pendant des heures, impatient jusqu’à la patience. Avant mes pierres de pères, dont il me reste encore à 49 ans quelques vestiges, il y eut mon kaléidoscope. Ah ! les bains de couleurs et d’extases que j’ai pu prendre à y plonger mes yeux ! Des symétries toujours neuves, inattendues, étourdissantes. Des jouissances de papier de bonbons ou de paquets-cadeaux. Les patriarches n’y étaient pas. Ils n’en jouaient pas, c’était bien trop frivole pour eux. Trop d’émotions faciles. Trop de désordres mimant l’ordre dans des combinaisons intempestives et gratuites, sans but et sans sens. Au moins, un caillou, ça se collectionne ! Ça se met en paume ou en vitrine. Ça se pèse, ça se pense, ça s’amasse, ça fait « plouf ! » ou « bim ! ». Mais une floraison kaléidoscopique, c’est si évident, si inconsistant, si éphémère ! Toujours nouveau, toujours beau : ça donne au hasard tellement d’importance, et au voy(ag)eur, tellement d’infinis !

Le « clonart » naît peut-être de ma tentative enfantine pour réconcilier ces deux pôles : le connu et l’inconnu, le matériel et l’évanescent, le pesant et la farandole. Les pierres que l’on contemple par cœur, et les paillettes aléatoires qui surprennent à chaque fois. Le nom de ma première Clonade, « DAMUSE », est né en mélangeant les lettres de « MEDUSA », pratique alpha-kaléidoscopique allant de celle dont le regard change en pierres à une muse urbaine, reine débordante de jazz et d’amusements (« da muse », comme « da best », où « da » est le « the » du sud des États-Unis).

Clonœuvre « DAMUSE 713.705 », Vincent Cespedes, 2022

Et ma première clonœuvre avait pour graine initiale, pour seed (cette variable qui pilote l’algorithme de composition), le nombre 713 705. Le « SOLEIL » à l’envers, sur nos premières calculatrices d’écoliers – ces kaléidoscopes austères qui n’affichaient que des bâtonnets, des « E » et des « M », avant de s’animer peu à peu, année après année, en braves ancêtres des jeux vidéo. C’est sans doute la première pierre du clonart : la quête d’angles scintillants, de lignes imprévues, de micro-modulations déconcertantes. Au cœur des mutations vivantes, pour rendre manifeste ce qui soutient et déborde une création : la musicalité qui innerve son agencement minéral ; sa loi d’airain rendue tangible, « intuitionnable » et fantastique.

Le clonart ne cherche pas à produire une clonœuvre, mais bien plus profondément – et plus superficiellement – à saisir, à travers l’apparence, la puissance de métamorphose qui la rend naturelle et miraculeuse. Ce n’est pas pour rien que j’ai d’abord eu recours au verre dans les Vitrales et au plexiglas dans les Clonades : il me fallait commencer avec du reflet sur le vu, comme un « rappel de miroir » adressé au spectateur afin qu’il se reconnaisse un peu dans l’œuvre et prenne conscience que ce qu’il y a à saisir devant lui, c’est ce qui le traverse lui-même, à savoir le mouvement continuellement répétitif et changeant de la vie. 

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Un registre où le temps s’inscrit