Un registre où le temps s’inscrit

Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s'inscrit.

Henri Bergson, Réflexions sur le temps, l’espace et la vie (1920)

Pierre, peinture… Ma mère, Lina, a peint sur des pierre durant le confinement de mars 2020. Il fallait lui en fournir, de bien galbées, de bien grosses, de bien lisses, le plus souvent arrachées aux plages, pour qu’elle médite longtemps dessus afin que la pierre, par sa forme, son relief unique, lui inspire le dessin naïf et coloré qu’elle peint ensuite dessus. Ce tropisme minéral et pictural est bien l’une de mes affaires de famille ! Sans doute parce que les pierres nous « parlent » et nous abritent, nous attendent et nous survivent. Sans doute aussi parce qu’elles expriment une croisée paradoxale entre l’espace et le temps.

Le temps n’effrite pas seulement : il fossilise. Le retour à la poussière est parfois une entrée dans la lourde matière, et le vivant devient tampon. Ce n’est pas simplement traces, balises, mémoires, mais quelque chose de plus profond et de plus séminal. On peut aimer les pierres pour elles-mêmes, comme mon père, d’un amour inconditionnel et massif. on peut aussi les aimer comme ma mère, pour leur capacité à servir de support à notre fantaisie. Il n’y a qu’un pas – non pas celui du temps qui empierre ou vitrifie, mais celui du temps qui donne vie à l’espace et de l’espace qui donne corps au temps –, des fresques sur les murs des grottes et des temples anciens aux artistes Andy Goldsworthy ou Michael Grab, en passant par les œuvres pierreuses de Shona Kinloch ou de Richard Long, ou par les dessins éphémères de Simon Beck dans la neige et sur le sable ; qu’un pas, des vitraux d’église aux sculptures de verre soufflé de Dale Chihuly, en passant par Lino Tagliapietra, le maître verrier italien, les robes de verre de Karen LaMonte, les feuilles de verre colorées de Tom Fruin, la peinture sur verre de David Hockney ou le verre gravé de Klaus Moje. À chaque fois, la même ardeur pour rendre l’espace ductile et le temps matériel ; pour les prolonger l’un par l’autre, l’un en l’autre, l’un pour l’autre. Qu’est-ce que la vie, sinon du temps qui prend ses aises et de l’espace qui prend son temps ?

J’appelle « mélos » cette fusion plastique et enchantée du temps et de l’espace – du grec μέλος, « air » expressif, « chant » improvisé. Pour reprendre le concept d’« élastogenèse » de mon ami Richard Texier, le mélos est la (re)mise en mouvement élastogénique du monde – on pourrait dire le « réendansement » de la matière, l’éclosion de sa charge poétique et féconde.

Dans ma conception, le mélos s’oppose au « télos » (τέλος, le « but », la « fin », l’« achèvement »), comme l’improvisation s’oppose au process, le contingent au nécessaire, l’épanouissement à la crispation, l’abandon à l’à-tout-prix. Il y a élastogenèse quand le mélos est supérieur au télos. Alors, la nature respire, et l’être humain crée. Mais quand le télos l’emporte sur le mélos, le processus élastogénique cesse et rien de souple ni de continu ne saurait advenir sur le long terme. 

Ma Capsule Engrenuage met symboliquement en scène cette rencontre impossible mélos/télos, nuage/engrenages, élastogenèse/machine.

Même s’ils peuvent lutter dialectiquement en nous dans chacune de nos actions, télos et mélos entretiennent des rapports diacritiques l’un envers l’autre : chacun est ce que l’autre n’est pas. Aucun engrenage ne peut saisir un nuage ; aucun enthousiasme ne peut relever du calcul sans par-là même se dissiper. Pourtant, ce que le clonart met en scène, dans son rituel intrinsèque comme dans sa manifestation (plusieurs clonœuvres à exposer côte-à-côte et non isolément), c’est bien la tension obsédante de cette dyade. Tension obtenue naturellement par notre pulsion de comparaison. Comme si nous devions choisir, téliquement. Comme si notre rapport mélique à l’œuvre, gratuit et spontané, devenait, par le seul fait de la contemplation de clonœuvres similaires et différentes (similaires, parce que différentes), un rapport de distinction et d’élection, de jugement et de réflexion.

Le clonartiste crée avec cette vérité en tête : des choses presque identiques offertes à la vue du spectateur obligent celui-ci à un zapping des unes aux autres, et ce dispositif pur et franc transforme fondamentalement l’acte même de contempler. Il injecte l’urgence (télique) du choix dans la gratuité (mélique) de l’œuvre qui se donne. Mais de quel choix parle-t-on ? La décision d’achat, ou l’énonciation d’une préférence pour en débattre et déduire notre singularité de créatures jugeantes ? Le jeu des sept différences qui amuse les enfants, ou la saisie vitale du meilleur et le rejet du pire ? Quelle clonœuvres choisissez-vous et que mettez-vous en œuvre – dans l’œuvre – pour choisir ? Quelle Velma ? Quelle Afro ? Quel Midas ? Quelle Mélodie ?

Et ce mouvement de va-et-vient d’une clonœuvre à l’autre, cette quête éperdue d’un plan perdu, d’un télos indéchiffrable à déchiffrer coûte que coûte, qu’est-ce que cela produit en vous, si ce n’est une conscience modifiée, quasiment « palpable », de l’espace et du temps ?

Qu’est-ce que l’art ? Créer du nécessaire avec du contingent. Le clonart ? Créer du multiple avec de l’unique. Le contingent multiple ? La foule floue, cybermoderne, qui ne peut plus s’oublier, se rassembler, s’entreprendre. L’unique nécessaire ? L’élan vital, dirait Bergson. Je dirais pour ma part : cette lourde meulière que j’apportais à mon père par un après-midi d’été – à sept ans et au bout de ma vie mais fier récompensé par son sourire – afin qu’il en orne l’entrée de sa maison de rêve, « La Galvaude », à La Ferté-sous-Jouarre. Une pierre unique, au « logocosme » chargé de tout mon amour d’enfant. Ma première œuvre de clonart ; ma première balise. Une pierre nécessaire, télos ouvrant sur le mélos. De celles qui vous apprennent à grandir.

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