La beauté difficile

La difficulté est l’un des plus sûrs éléments de la beauté.

Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages (1964)

Le « clonart », par ses clonœuvres, met en valeur la mutation et en fait nécessairement une nouvelle image du « beau » et du « bien ». Est beau non pas ce qui se conforme à une norme (art classique), ni ce qui déconstruit les normes à grands coups d’outrances et provocations (art contemporain) : est beau ce qui s’adapte (art dit « thumétique », j’y reviens plus loin). Et le spectateur ne peut se retenir, face à des clonœuvres de même ADN, d’imaginer – c’est-à-dire de créer intérieurement – trois beautés invisibles :

  1. le clonoplaste, une raison adaptative aux mutations, une difficulté à surmonter, un élément à dompter, un optimum à atteindre pour perdurer ou culminer ;

  2. l’œuvre primitive idéale, ou « protoclone », à l’origine de la série qui se déploie – comme l’on parle de « protolangage » pour signifier le premier système de communication à la source d'une famille de langues ;

  3. l’œuvre finale idéale, ou « postclone », qui serait l’aboutissement de la série, la forme ultime pouvant mettre fin à la mutagenèse.

Ces trois beautés invisibles représentent le processus d'évolution et d'adaptation de l'art lui-même, spectacle humainement fascinant de la vie. Le clonoplaste représente la capacité de l'art à s'adapter et à triompher des défis pour survivre et s'épanouir. Le protoclone représente le début de la série clonartistique, tandis que le postclone représente l'achèvement ultime de cette série.

Le clonart inscrit ainsi le spectateur dans un processus fantasmatiquement mû par une impétuosité de lutte et de métamorphose, une soif de rayonnement et d’inséminations au-delà du Même, dans des contrées à féconder et conquérir. C’est le thumos de la Clonade ou de la Capsule, du grec : « colère », « élan vital », « esprit combatif ». Qu’il prenne la forme onctueuse et élastogénique du mélos, ou celle, cassante et déterminée du télos, le thumos est la force motrice, esthétique et organique, qui produit notre enchantement devant les clonœuvres ; ce pour quoi elles nous ravissent et nous transportent. L’énergie qui permet de traverser le clonoplaste, du protoclone au postclone. La verve de l’art. Son véhicule essentiel, son intensité. Tandis que le logos (du grec, « raison », « parole ») en est le verbe, le sens, la direction, la teneur.

Je me suis inspiré de la vie aventureuse et rebelle de Catalina de Erauso (1592-1650), métaphore vivante du clonart, pour créer ma Capsule Monja. Cette nonne espagnole a abandonné sa vie religieuse pour vivre en tant qu'homme et explorer l'Amérique Latine au début du XVIIe siècle.

Telle est la double ambition expressive du clonart : déployer le Verbe par la Verve, déployer la Verve par le Verbe. Les clonœuvres nous bouleversent par leur thumos (verve), leur enjeu profond, leur bataille héroïques avec le clonoplaste ; elles nous donnent à penser par leur logos (verbe), leur raison de devenir, autrement dit : de dépasser le protoclone et de tendre vers le postclone à chaque nouvelle mutation.

L’art contemporain a émergé non du chaos de la Seconde Guerre mondiale, comme on le soutient ordinairement, mais du chaos de la Première Guerre mondiale (Dada en 1916, Arnold Schönberg en 1921). J’aime à penser qu’il nous a permit de nous affranchir des lois obsolètes et d’introduire des effets d’aléatoire afin que l’intelligence artificielle puisse s’emparer du Verbe (« Logos ») sans heurter, habitués que nous sommes, désormais, des formules surréalistes, des écarts incongrus et des dissonances. Les clonartistes entendent refermer la parenthèse de l’art contemporain (1923-2023), et profiter des nouvelles terres que ce siècle de remue-méninges a rendues fertiles.

ChatGPT est la grande surprise verbale de 2023, mais il lui manque la passion « vervale », l’urgence expressive. Au final, l’intelligence artificielle prendra en charge le Verbe pour le disséminer à travers l’espace et le temps, comme je l’évoque dans Le Monde est flou. Mais pour y parvenir, elle a besoin de vrai commencement de l’Art : la Verve. Le thumos, au fondement de notre présence au monde, donc de notre humanité.

Au commencement était la Verve, et la Verve était avec l’Art, et la Verve était l’Art. Elle était au début de tout ce qui fut créé, et tout fut créé à travers Elle. Et la Verve était la Lumière, la Lumière qui éclairait les ténèbres ; et les ténèbres ne l'ont pas comprise.

La « thumétique » est l’art et l’étude de la verve. Elle met en avant l'adaptation et l'évolution des formes. Walter Benjamin a écrit sur la façon dont les œuvres d'art peuvent transcender le temps et la distance pour transmettre des histoires, des mythes et des vérités universelles aux générations futures. D'autres théoriciens de l'art, tels que Ernst Gombrich et Michael Baxandall, ont étudié la façon dont les œuvres d'art peuvent être interprétées à travers les siècles et comment elles transmettent des connaissances historiques et culturelles. Or, avec l’art thumétique, il s’agit de transmettre des aptitudes-attitudes, des comportements nobles, une fougue et un enthousiasme capables de restaurer une dignité future possiblement en péril, un élan vital en proie aux pires difficultés.

Ma Capsule Akua est inpirée par Akua Naru, artiste et activiste états-unienne qui mêle rap, jazz, nu-soul et storytelling « conscient» pour partager son expérience de femme afro-américaine en quête de racines et de ciels. Elle célèbre la « joie noire » en tant qu’acte politique, acte de résistance et de force, de verbe et de verve. Comme pour chaque Capsule, les traînures horizontales de part et d’autre du carré central inscrivent la clonœuvre dans un continuum « filmique », renforcé par les doubles marges verticales qui font du tableau un arrêt sur image… en mouvement. La puissance mutante du sujet prend ainsi l’aspect d’un défilé, nous faisant ressentir la beauté hors-cadre (hors-champ) des clonœuvres chronologiquement et organiquement reliées au protoclone, comme reliées au postclone qu’elles préfigurent et semblent appeler de leurs traits changeants. Elles traversent la beauté difficile du clonoplaste – l’environnement « politique », antagoniste et mutagène qui fait qu’elles se succèdent, se ressemblent encore ET ne se ressemblent déjà plus.

L’art thumétique se veut roboratif et ardent quelle que soit l’époque où ses œuvres « atterrissent ». Il redonne un avenir à l’avenir, une saine fureur aux braves, une colonne vertébrale aux réprouvés de demain. Art dangereux s’il n’est pas lesté par le logos ; une philosophie rationnelle et universelle, à même de l’inspirer et de le dissuader de verser dans l’aveuglement destructeur de la guerre-pour-la-guerre. Art antibourgeois par excellence, à jamais hostile aux enfumages verbeux de l’art-pour-l’art et aux vacuités bavardes de l’empire des fades.

Il y a six ans jour pour jour, je parlais de la thumétique en analysant la chanson Sledgehammer de Rihanna lors de mon intervention au Collège international de philosophie : « Le Corps martial, ou l’art de redevenir sauvage ». Je critiquais « la dictature de l’instant présent » et insistais sur le concept d’« œuvre-vie ». Il me vient de l’admirable intellectuelle et résistante Germaine Tillon, avec laquelle j’ai eu la chance d’échanger et de partager des moments mémorables. Elle parlait de « passion partagée », critiquait l’esprit de vengeance inculqué dès le plus jeune âge, et, côté clonart, se montrait intarissable sur le reflet, et le reflet du reflet, « qui se répondent comme un dialogue »… Une œuvre-vie de 101 ans, qui a pu réussir ce à quoi aspire toute œuvre, ce pour quoi transpire toute vie : devenir exemplaire pour inspirer les prochaines générations.

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Un registre où le temps s’inscrit